« Le travail d‘Emmanuel Louisgrand appartient à ce type de démarche artistique qui résiste à toute catégorie établie et échappe malicieusement à toute volonté d’étiquetage. Alors même que l’on admet volontiers, et depuis belle lurette, que l’art a fait exploser les notions de médium et s’est échappé des musées et des boîtes blanches, l’idée que l’on s’expose « dehors », et de surcroît avec des outils habituellement dévolus à des pratiques non artistiques, semble encore poser question. Et c’est finalement très bien comme cela, l’évidence en art n’est pas de très bon augure1 ».
A l’instar de l’ilot d’Amaranthes2, le jardin de Sicap Liberté est d’abord un projet. Il s’agit d’une commande de Kër Thiossane, villa d’art et du multimédia, visant à investir une zone délaissée de l’ancien quartier résidentiel Sicap Jet d’eau à Dakar. Ici aussi, « Emmanuel Louisgrand a pris position avec une intention à la fois floue quoique très déterminée : jardiner cet espace. C’est-à-dire non pas concevoir un jardin, ce qui aurait donné lieu à différentes étapes de travail (dessins, plan, études de faisabilité, choix préalable de végétaux, etc.), mais plutôt appréhender cet espace comme un espace à jardiner, avec tout ce que cela convoque comme part d’incertitude et d’évolution 3».
Ce jardin s’inscrit dans un projet plus vaste, l’ouverture par Kër Thiossane depuis 2014 d’une Ecole des Communs à l’échelle du quartier de Sicap Liberté, dans le but de rendre possible un espace de réflexion collective expérimenté au quotidien, autour d’un jardin partagé et d’un pôle Fablab, dans l’espace public, basé sur l’expérimentation artistique, la culture libre et les savoirs partagés à l’échelle du quartier. A travers les projets et les rencontres, cette école se veut être un espace de recherche et d’expérimentation transdisciplinaire ouvert, croisant art, technologie, écologie urbaine, économie, et pratiques de bon voisinage. Avec les projets et les rencontres proposés, il s’agit de permettre à l’art et à la culture de contribuer à l’innovation durable, par l’application des concepts de culture libre et d’échange des savoirs. En cela « l’école des communs », défend une éthique de la mutualité, de la convivialité et du vivre ensemble. Dans un espace approprié à la rencontre entre les pratiques, les disciplines, les différents acteurs et les publics, les artistes sont invités à expérimenter de nouvelles formes d’engagement avec les communautés. « Cette expérience permet d’interroger concrètement les pratiques culturelles, ainsi que le rôle des artistes dans la société, en ouvrant des espaces de réflexion, afin de forger des modes d’expérimentation qui mettent en pratique la question de l’être ensemble et cette construction du vivre ensemble ». « Il s‘agit ici de véritables « jardins de résistance » dans une capitale en perpétuelle mutation vers un modèle capitaliste et individualiste en proie à des tensions grandissantes entre ruralité et urbanité, tradition et modernité. »
Le quartier Sicap / Jet d’eau dans les années 60, après l’indépendance fut l’un des premiers quartiers résidentiel de la capitale avec ses immeubles, ses villas, son Jet d’Eau, et cet espace public où chacun pouvait venir prendre l’air, se promener. Aujourd’hui, les appartements des immeubles bordant le rond point Jet d’Eau sont pour la plupart privatifs. Le terrain situé au centre des immeubles est devenu une copropriété traversée matin et soir par des centaines de riverains. L’espace se caractérise par sa saleté, son manque de gestion collective, l’exercice anarchique d’activités et son insécurité dont chacun ne cesse de se plaindre. Entouré de cinq immeubles regroupant une centaines de foyers, ce terrain est pourtant bordé par des cantines d’artisans, une mosquée et un centre de réinsertion sociale dotée d’une école maternelle. Situé à quelques centaines de mètres de Kër Thiossane, cet espace utilisé parfois pour des projections pendant les festivals est apparu comme un véritable Bien Commun, dont chacun devrait prendre soin à l’échelle du quartier et de la ville. Il s’offre désormais comme un espace de résistance.
En 2014, Kër Thiossane en accord, après plusieurs mois de concertation avec les habitants et la mairie, a invité l’artiste Emmanuel Louisgrand et sa structure GreenHouse (St Etienne France) à y réaliser un jardin artistique. Après un premier nettoyage du terrain début avril avec les habitants et l’association Jeunesse Citoyenne de la Sicap, le chantier du jardin a démarré fin avril 2014, en amont du festival Afropixel 4, sous la direction artistique de Emmanuel Louisgrand, avec son équipe composée de Marion Darregert, Jeff Chanal en collaboration avec l’artisan menuisier Bassirou Wade, les ouvriers Hamadou Ba et Modou Ngom, Aurélia Sfeir passionnée de botanique. De mars à juin 2014, de nombreux débats publics ont eu lieu avec les habitants des quartiers. « Au-delà d’un espace de verdure, le jardin sera un lieu de création éphémère à la reconquête de la ville, un atelier à ciel ouvert où les publics seront conjointement acteurs et spectateurs. Avec cette nouvelle configuration du jardin s’ouvre un autre dialogue avec les habitants, invités à cultiver et à participer à l’oeuvre et aux activités qui s’y développent : ateliers pour enfants, sensibilisation aux questions d’environnement, d’alimentation et de développement durable, activités culturelles et scientifiques…Les jardins de résistance développent des techniques précautionneuses de l’environnement. Ils proposent de vivre selon un mode peu consommateur des biens communs, et sur ces bases, élaborent les règles d’une nouvelle économie ».
Afropixel 4 a donc été un temps de lancement public de cette école des communs et de la création du jardin Jet d’Eau, Des actions en amont ont permis d’alimenter la programmation et les réflexions proposées pendant le festival : différentes actions au fablab Defko, Ak Nep et atelier Textile Motif Remix avec le centre de réinsertion sociale Liberté 3, préfiguration du jardin jet d’eau, créations et résidences d’artistes (sur le jardin Fernando Arias – Colombie), la boite à désirs – vidéo installation interactive de Tiziana Manfredi et Marco Lena (Italie – Sénegal), l’afro-pixel – monnaie alternative et le laboratoire de deberlinisation de Mansour Ciss (Sénégal Allemagne), Mapping video et logiciels libres de Mike Latona Aka et Los Hermanos (Belgique))4, une cartographie des espaces verts de Dakar (en collaboration avec OpenStreetMap5), le recensement des plantes et outils libres (en collaboration avec Tela-Botanica), etplusieurs débats publics autour de la botanique et les semences libres (connaissances ethnobotaniques, savoirs traditionnels, exploitation des ressources par la pharmacopée), les licences et la culture libre (quels intérêts pour la création africaine ?, Partage des savoirs et la culture dans une capitale comme Dakar « Penser les enjeux d’une économie peer to peer dans une ville comme Dakar, c’est d’abord réfléchir à un modèle économique alternatif fondé sur le réseau, la coopération, l’échange, la création commune de valeur et l’allocation de ressources transitant par des interactions relationnelles plus que par les mécanismes des prix. Tout ceci dans un monde d’économies de plus en plus fondées sur le savoir, celui-ci étant désormais considéré comme le facteur de croissance économique le plus important. Penser ces modèles alternatifs de partage de savoirs et de culture dans des villes africaines, c’est envisager ces possibilités dans des espaces culturels qui ont longtemps fondé leurs échanges sur des logiques de dons et contre-dons, sur une économie relationnelle dont les interactions sociales assuraient la circulation des biens et la création de richesses partagées hors des mécanismes du marché. C’est également penser ces modèles alternatifs dans des espaces qui aujourd’hui sont travaillés par les tendances lourdes de l’économie de marché, et où il est urgent de recréer les conditions de production de nouveaux biens 6» .
Aujourd’hui après plusieurs périodes de travail, le jardin Sicap Jet d’Eau constitue un véritable îlot végétal, à la reconquête d’une qualité de vie bénéfique à tous.
Ainsi pour reprendre une fois encore, les propos de Claire Guezengar, « avec ce projet Emmanuel Louisgrand se glisse dans les interstices du tissu urbain et se livre à une expérimentation collective et à ciel ouvert dans laquelle il redistribue les rôles (de l’artiste, des spectateurs et du commanditaire) pour donner du jeu dans le déplacement des lieux, des gens, des formes. En somme, il s’agit de voir comment s’approprier du réel pour en détourner l’usage et la fonction. il s’agit plutôt de générer des micro utopies quotidiennes7, de créer des situations d’échanges au sein d’un espace que l’on pourrait qualifier d’alternatif. Emmanuel Louisgrand est un contextuel, c’est-à-dire un artiste qui se nourrit de ce qui l’entoure, des contingences du temps, des rencontres effectuées sur le site, des aléas administratifs des politiques publiques…
L’idée n’est évidemment pas de vouloir à tout prix circonscrire ce jardin dans un quelconque territoire artistique, mais plutôt de baliser l’itinéraire qui a conduit à une telle proposition. Sa démarche évoque, en premier lieu, les prises de positions des artistes du Land Art avec leur volonté de « sortir l’art de la prison des musées » et de travailler avec des matériaux naturels pour réinterroger l’idée de nature. Mais l’on pense surtout aux propositions artistiques que l’on a rassemblé sous le terme « d’esthétique relationnelle », celles de Rikrit Tiravanija ou Felix Gonzalez-Torrès, pour citer les plus représentatifs, qui ont centré leur pratique sur une théorie de l’échange et du partage. Par ailleurs, la pratique du jardinage, qui est au cœur du projet, entretient un lien de parenté avec les artistes de l’Art Ecologique qui se sont saisis des discours écologiques, notamment Amy Balkin qui a réalisé un jardin californien avec la volonté d’alerter sur la dégradation de la qualité de l’air ».
On pourrait aussi citer les projets de jardin collectif de Robert Milin ( Le jardin aux habitants, 2006).
Toutefois la proposition d’Emmanuel Louisgrand s’inscrit dans l’histoire des jardins d’agrément ou d’ornement. Décoration, spectacle, délassement : depuis l’origine des jardins, l’essentiel de l’agrément est d’être dans un jardin stimulant le plaisir des sens, les parfums, où l’on peut récolter et manger de bons fruits ou des végétaux, s’asseoir dans une ombre reposante, écouter les oiseaux et les bruits des feuillages … Il est ici un enclos attenant aux immeubles du quartier, dans lequel les jardiniers organisent et contiennent des végétaux d’agrément ou d’utilité, plantes ornementales ou potagères, cultivés en pleine terre et disponibles à l’oeil et aux papilles. Certains habitants le regardent de loin, d’autres le contemplent depuis leur fenêtre, les enfants viennent y jouer ou bien aident quand il est ouvert, d’autres encore viennent chercher quelques tomates, patates douces ou feuilles de basilique. Tous s’accordent à dire qu’il a changé la vie du quartier en offrant plus de sécurité et d’hygiène, et surtout un espace de beauté et d’enseignement.
« Si l’histoire des jardins est également liée à celle de l’art pictural8, ce qui caractérise le projet d’Emmanuel Louisgrand, c’est plutôt une prise de position sculpturale. On pourrait presque parler d’action sculpturale dans ce sens où le geste de jardiner s’apparente ici à celui du sculpteur et s’inscrit dans une temporalité. L’acte sculptural ne porte pas sur les végétaux – comme c’est le cas dans les travaux de Nils Udo ou de Bruni/Babarit, – ici, c’est la mise en œuvre du jardin comme forme en mouvement qui relève de la sculpture. Les éléments sculpturaux convoqués par Emmanuel Louisgrand se déterminent par rapport à leur usage : l’installation inaugurale de la structure métallique vaut aussi bien comme élément plastique fort que comme support possible des végétaux à venir. Flibustier espiègle, Emmanuel Louisgrand place l’expérience sociale au cœur du processus de création et produit de la valeur d’échange et du partage ».
Le jardin de Sicap Jet d’eau est un lieu hospitalier, social, convivial, dont les usages et les formes s’inventent au fil des saisons. Il est la base d’une redéfinition des espaces publics du quartier en offrant les possibilités du déploiement d’autres projets (ateliers, microjardinage, espace de jeux pour les enfants, etc.) contribuant à une relance et une invention de la vie collective urbaine.
1 Claire Guezengar, Au jardin d’expérimentations, In Ilôt d’Amaranthes, Édition Galerie Tator, 2008
2 Réalisé en 2008, dans le 7ème arrondissement de Lyon.
3 Claire Guezengar, déjà cité.
4 Et aussi un atelier jeunesse et média PD (public domain) Remix, le projet de Jerry Game de construction d’ordinateurs à base de pièces recyclées, le projet African Fabbers design computationnel, fabrication digitale et autoconstruction Paolo Casgone et Urban fablab, (Naples Italie),
5OpenStreetMap Sénégal (OSM SN) cherche à construire une base de données géographique libre du Sénégal en s’appuyant sur des méthodologies collaboratives. C’est un projet web qui a pour vocation de créer une carte libre du monde entier, basée sur le travail de contributeurs volontaires via des collectes de données (GPS, smartphones, cartes d’enquête), la numérisation d’images satellitaires, et la libération de bases de données géographiques publiques. Les espaces verts de Dakar sont peu nombreux mais de plus en plus prisés.
6 Avec une introduction de l’Equateur par Michel Bauwens (projet Folk), en collaboration de Susana Moliner. Modérateur : Felwine Sarr, avec la participation de Jean-Charles Tall (architecte) et d’Abdourahmane Seck (historien et anthropologue), Mansour Cissé (Artiste), Fadel Barro (Coordinateur de Y’en a Marre). Et aussi Webradio, sentier botanique du Quartier Sicap liberté.
7 Le terme est emprunté à Nicolas Bourriaud, auteur de Esthétique relationnelle, Les Presses du réel, 2001
8 Par un lent processus qui commence en Europe sous la Renaissance (invention de l’imprimerie, vue perspective de jardins, invention des aciers pour les outils de coupe, déplacement des jardins vers le nord de l’Europe ) le terme « agrément » prend un sens purement visuel et le jardin devient un projet pictural.
