Communs de papier : Trois livres majeurs sur les communs

[Cet article, rédigé par Hervé Le Crosnier, a été publié en septembre 2014 dans la revue Bibliothèque(s), revue de l’Association des Bibliothécaires de France]

Si le paradigme des communs se développe depuis plusieurs années sur l’internet et dans des rencontres informelles entre mouvements sociaux, 2014 aura vu la parution de nombreux livres qui abordent soit directement, soit par l’éloge de la coopération, comme le livre de Richard Sennett1, la question des communs. Le livre gardant une place centrale dans l’élaboration politique et culturelle, sont venus, suite à ces parutions, de nombreux articles de presse, interviews d’auteurs et recensions critiques. Signe et symptôme de la percée d’une approche de la société par les communs. Trois livres parus cette année entrent pleinement dans le champ des communs tel qu’il est traité dans ce numéro de Bibliothèque(s).

Couverture du livre "La renaissance des communs" par David Bollier

Couverture du livre « La renaissance des communs » par David Bollier

David Bollier, avec La renaissance des communs2 aborde la question sous l’angle des mouvements qui se déroulent dans le monde et qui se réapproprient la notion du travail collectif et de la nécessaire organisation sociale pour y parvenir, afin de gérer des ressources ouvertes. Délaissant les critères économiques, il insiste sur les formes de gouvernance que prennent des activités se déroulant tant sur l’internet et dans le domaine des savoirs que dans l’organisation matérielle des villes et des territoires. C’est la communauté d’acteurs qui est déterminante et qui fonde la renaissance d’un mouvement, qui pour être pleinement actuel et plongeant ses racines dans les pratiques numériques sur l’internet, comme les logiciels libres ou Wikipédia, hérite d’une longue histoire de l’usage des communs. Fourmillant d’exemples, ce petit livre constitue l’introduction la plus lumineuse sur ce paradigme et sur la recomposition des innovations ascendantes, de l’agir ensemble auxquels il sert de toile de fond. À partir de la présentation de nombreuses activités collectives, David Bollier montre au cœur de l’humain une pulsion collective éloignée de la conception individualiste et intéressée qui préside aux modèles économiques. À côté, contre, en dehors et en face de l’intérêt individuel, les humains savent montrer des appétences à la sociabilité, au partage, à l’altruisme, à la coopération. L’homme est certainement sociabilis avant d’être economicus. C’est cette joie des communs qui transparaît tout au long de l’ouvrage de David Bollier. Il ne s’agit jamais de solutions clés en main, de rêves d’une humanité parfaite, mais bien de la nécessité de faire avec les humains imparfaits que nous sommes pour construire des sociétés inclusives, égalitaires.

Couverture du livre Commun par Pierre Dardot et Christian Laval

Couverture du livre Commun par Pierre Dardot et Christian Laval

Pierre Dardot et Christian Laval, dans Commun3, un ouvrage important et largement médiatisé abordent la question sous une double prise, celle de la philosophie des communs, telle qu’elle hérite de l’histoire des mouvements d’émancipation et celle de la pratique politique contemporaine, à la fois sous l’angle des mouvements sociaux, mais également de la réorganisation du capitalisme. Ils tentent de replacer la question des communs dans l’histoire du mouvement ouvrier tel qu’il est vu en France, notamment les débats entre Marx et Proudhon sur la notion de force collective et sur la propriété, la création des coopératives et des Bourses du travail.

S’il font référence aux nombreux mouvements des communs actuels, ils estiment que ceux-ci ont une attitude globalement « défensive » qui ne correspond pas aux ambitions que le commun pourrait porter face au néolibéralisme. « Que gagne-t-on à la compréhension du capitalisme contemporain en interprétant analogiquement son développement comme la répétition historique du grand mouvement de dépossession commencé dès la fin du Moyen Âge dans les campagnes européennes ? » (p. 97) Plus que la dépossession, ils estiment que c’est l’institution de relations sociales qui est l’enjeu du commun, et que celle-ci a été intégrée par le management contemporain. « Si l’on consulte le discours managérial, on s’aperçoit que le capitalisme connexionniste a pris depuis plus d’une décennie le virage du commun. L’emprise du capitalisme est en train de se renouveler par l’utilisation des nouvelles technologies et par l’instrumentalisation commerciale du besoin de se rassembler, de communiquer et d’inventer en commun » (p. 179). Interprétant le « there’s no commons without commoning » de l’historien Peter Linebaugh : « Plutôt que de chercher à établir un fallacieux parallèle entre communs d’hier et communs d’aujourd’hui sous la rapport du contenu positif d’une expérience, il nous faut assumer complétement cette dimension dans la situation qui est la nôtre : le commun n’est pas d’abord affaire de « gestion » d’une « chose » ou d’un « bien », il consiste en une activité qui ne se construit que dans et par le conflit ». (p. 324).

Revenant à Proudhon qui estimait que « la civilisation est le produit du droit », il accordent une grande importance à l’aspect juridique, et notamment à la création d’institutions susceptibles de faire vivre ce commun des humains. Mais ils insistent fortement sur le caractère dynamique de ce droit institutionnel. « Construire l’autonomie ouvrière par des institutions nouvelles et spécifiques nous introduit à une autre tradition de l’émancipation que l’on peut identifier dans ses sources au socialisme associationniste. » (p. 368). Ils font appel à la notion de société instituante de Castoriadis pour éviter que des institutions ne viennent ensuite constituer une chape posée au dessus des dynamiques sociales. « Car s’il est vrai que “la société instituée est toujours travaillée par la société instituante” et que “sous l’imaginaire social établi coule toujours l’imaginaire radical”, il est non moins vrai que la société s’est le plus souvent employée à dénier et à recouvrir sa propre dimension instituante. » (p. 422)

Dans cette approche dynamique du droit et de la propriété, Dardot et Laval tirent le meilleur parti de ce qui se passe en Italie sur les communs, notamment la Commission Rodotà sur les droits fondamentaux et de l’expérience de Naples qui a créé, sous l’impulsion d’Alberto Lucarelli un Bureau de l’Eau et des Biens Communs. « Lucarelli a parfaitement saisi combien la dimension active du rapport entre les citoyens de la commune et les “biens” n’est pas des rapports d’appropriation sous le mode classique, mais des rapports entre des sujets qui agissent pour rendre effectifs un certain nombre de droits, non pas aux choses, mais à leur usage. […] Lucarelli conçoit que, en dépit de la liste très traditionnelle des “biens communs” retenus, la Comission Rodotà, en les définissant par les droits fondamentaux des citoyens d’une collectivité qu’ils doivent satisfaire, par le libre développement de la personne et le respect des droits des générations futures, a cherché à modifier en profondeur le droit public dans la mesure où elle les rend inappropriables par un quelconque sujet de droit, fût-il public. » (p. 524)

Leur ouvrage se termine par un ensemble de propositions politiques, « c’est-à-dire d’une politique faisant du commun le principe de la transformation du social » (p. 457). Une partie forcément plus sujette à débats et divergences, notamment en ce qu’elle ne s’appuie pas pleinement sur les forces instituantes des mouvements sociaux actuels. À trop vouloir séparer la logique des communs issue de l’expérience passée et le commun abstrait qui serait le fluide qui détermine les pratiques sociales de nos sociétés contemporaines, Dardot et Laval se privent d’un outil d’analyse mondialisé et se focalisent sur les succès du mode managérial de la concurrence en tout qui définit le néolibéralisme, oubliant les mouvements sociaux d’une large part de la planète. En réduisant la notion d’enclosure au phénomène strict de mise sous propriété privée de terres communales, ils évitent de concevoir la persistance d’une tension entre les usages sociaux et les méthodes d’exclusion qui détermine des lignes de fractures dans tous les aspects de l’activité des humains, dans la création de nouveaux communs comme dans la place que conservent les biens communs globaux.

Couverture du livre "Repenser les biens communs" coordonné par Béatrice Parange et Jacques Saint-Victor

Couverture du livre « Repenser les biens communs » coordonné par Béatrice Parange et Jacques Saint-Victor

Cette question de la propriété de ce qui devrait appartenir à tous est au centre d’un ouvrage académique issu d’une conférence de juristes. Coordonné par Béatrice Parange et Jacques de Saint Victor, Repenser les biens communs4 aborde la question sous l’angle d’une « révolution juridique nécessaire ». Partant du principe que « les révolutions les plus durables sont les révolutions juridiques »(p. 9), ils mettent en parallèle le mouvement des enclosures, cette « spoliation légale » comme disait Thomas More, et la tentative actuelle de « “seconde révolution propriétaire” menée par de grands groupes agroalimentaires, industriels ou financiers qui profitent de la conception absolue du droit moderne de propriété pour mettre en place des “industries à péage” destinées à capter les richesses produites par les nouvelles masses globales. »(p.10)

Pour les juristes intervenant dans cet ouvrage, à partir de l’analyse historique de la mise en place de l’ordre propriétaire, de nouveaux acteurs dotés de droits doivent intervenir. Les générations futures ou le patrimoine mondial, naturel et culturel, méritent une approche juridique de protection qui ne découle pas de la propriété. Pour Émilie Gaillard, « s’interroger sur la résurgence des communs permet de souligner des phénomènes d’enrichissement et d’affermissement de dynamiques de protection transgénérationnelle en droit »(p.141). Pour Judith Rochfeld, « comme le montrent les divers exemples puisés dans la pratique juridique contemporaine, les communs sont loin d’être ignorés et de se réduire à des schémas théoriques sans existence effective »(p. 128). C’est, a contrario de l’approche précédente, souligner que les juristes peuvent utiliser de nombreux éléments du droit et de son caractère historique et sédimentaire pour intervenir dans la « bataille de la propriété ». Un élément fondamental de la politique d’après Tocqueville, qui disait « ce sera entre ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent pas que s’établira la lutte politique ; le grand champ de bataille sera la propriété, et les principales questions de la politique rouleront sur des modifications plus ou moins profondes à apporter aux droits des propriétaires » (cité en p. 10).

On le voit, la question des communs, du commun, de ce qui nous est en-commun, soulève de nombreux aspects des débats politiques, sociaux et juridiques contemporains. Ils permettent de chausser de nouvelles lunettes pour aborder les questions centrales de l’activité collective, de cette force de la coopération qui définit les sociétés. Il s’agit de faire en sorte que la mobilisation du collectif social ne se fasse pas au profit de quelques uns, mais dans un objectif d’égalité et de solidarité, entre les acteurs présents, mais également au bénéfice des générations futures. Car nous ne sommes pas propriétaires de la terre, simplement des usagers temporaires, et notre devoir est de la maintenir en état pour supporter la vie de nos descendants. Un projet commun qui mérite l’investissement dans la pensée, dans la réflexion et dans l’action.

1Sennett, Richard, Ensemble, pour une éthique de la coopération, Albin Michel 2014, 384 p.

2Bollier, David, La renaissance des communs : pour une société de coopération et de partage, Ed. Charles Léopold Mayer, 2014, 128 p.

3Dardot, Pierre & Laval, Christian, Commun : essai sur la révolution au XXIe siècle, La découverte, 2014, 393 p.

4Parange, Béatrice & de Saint Victor Jacques (coord) Repenser les biens communs, CNRS Éditions, 2014, 314 p.

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